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La Presse Francophone d'Égypte numérisée - PFEnum |
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200 ans de Presse Francophone en Égypte Jean-Yves Empereur
1 - La place de la langue française en Égypte La langue française a une place particulière en Égypte. Vers la moitié du 19ème siècle, le français a rapidement remplacé l’italien, qui était la langue d’échange du temps de Mohamed Ali (1) et, dans l’Alexandrie cosmopolite, le français devient la langue intercommunautaire, bien devant l’arabe et l’anglais. Le Khédive Ismaïl en fait la langue d’une partie de l’Administration égyptienne dans les années 1860. Ce phénomène s’amplifie après la mainmise des Anglais sur l’Égypte : le recours au français permet d’éviter de communiquer dans la langue de l’occupant, signe de résistance culturelle si ce n’est politique. Un élan supplémentaire et décisif à l’épanouissement du français est donné par la loi française de 1905 sur la séparation de l’Église et de l’État. Les ordres enseignants installés en France, sans compter les Jésuites qui avaient été expulsés de France quelques années auparavant, essaiment vers le Proche-Orient et ouvrent collèges et lycées : rappelons que dans la seule Alexandrie, encore aujourd’hui, les établissements religieux tenus par des ordres français prospèrent aux côtés du Lycée français, et qu’au moins 12.000 élèves suivent une bonne partie de leur cursus en français. Ces écoles forment autant de lecteurs potentiels pour une presse francophone encore bien vivante aujourd’hui. 2 - Les premiers journaux étrangers en Égypte L’imprimerie est arrivée très tard en Égypte si l’on compare aux pays voisins : c’est à Bonaparte que l’on doit d’avoir le premier importé une presse. Nous sommes en été 1798, alors que Constantinople a connu sa première imprimerie en 1480 et la première presse en caractères arabes fut par la suite installée à Istanbul en 1727, tandis qu’au Liban on imprimait en syriaque et en arabe depuis le début du 17ème siècle (2) . Bonaparte a compris le rôle de la presse comme propagande. Aussi il a pris le soin d’importer trois jeux de caractères, latins pour s’adresser à ses troupes ; arabes pour les populations occupées ; grecs pour les études des Savants qui l’accompagnaient dans son expédition. Les deux publications, le Courrier d’Égypte et la Décade égyptienne marquèrent pendant trois ans le véritable début de la presse en Égypte et particulièrement de la presse francophone dans ce pays (fig. 1 et 2), frappant l’imagination des contemporains, tel le lettré Djabarti qui s’étonne que les Français « rassemblent quotidiennement des informations qu’ils impriment par la suite en plusieurs exemplaires distribués au sein de leur armée, partout dans le pays, afin de diffuser les informations de la veille auprès des plus dignes comme auprès des plus misérables soldats » (3) .
Il était nécessaire de saluer la naissance de la presse égyptienne, mais, à vrai dire, ces deux essais dus à l’occupation française ne laissèrent pas d’héritiers après le départ du corps expéditionnaire. Il faut attendre 26 ans pour que paraisse le journal suivant, L’Écho des Pyramides et encore ne compta-t-il que 4 numéros. Le tableau, ci-joint, avec l’ensemble des titres de la presse francophone d’Égypte tel qu’il a pu être dressé à ce jour, montre que les journaux qui suivirent ne furent créés qu’à partir du règne de Saïd pacha (1854-1863). Fait notable, la presse arabophone fut lente à émerger, comme le souligne Philip Sadgrove : « At the beginning of Khedive Ismâ’il’s reign in Egypt whilst the arabic press was moribund, there where at least eleven European language journals regularly appearing in Italian, French and Greek » (4). Une explication : les Étrangers « profitèrent des espaces de liberté assurés par la protection consulaire », selon l’expression de Robert Ilbert (5). En d’autres termes, à la différence des sujets égyptiens, un Étranger pouvait éditer un journal sans avoir besoin d’un permis : une simple déclaration suffisait. L’on ne jouait pas avec ces principes. Nubar pacha, premier ministre, l’apprit à ses dépens : voulant défendre le gouvernement attaqué par le journal Le Bosphore égyptien à la fin des années 1870, il dût se rétracter devant l’offensive des consuls (6). Les journaux des années 1860 furent d’abord italiens et grecs (7) : L’Avvenire d’Egitto, L’Eco d’Egitto et le Trombetta, alors que la plus grande école d’Alexandrie était le collège italien, mais peu à peu les frères salésiens et les Sœurs de la Providence commencèrent à ouvrir des établissements d’enseignement en français qui connurent un succès grandissant. Aussi les journaux en italien, tels le Manifesto Giornaliero, Il Popolo et d’autres encore (8) inaugurèrent une formule mixte, avec des pages alternées en italien et en français (9). La presse francophone commença à prendre son essor : tandis que le premier journal en langue anglaise ne fut créé qu’en 1864, pas moins de 33 publications francophones virent le jour entre 1863 et 1882, entre le début du règne du francophile Ismaïl Pacha et la révolte nationaliste d’Orabi Pacha, puis le bombardement anglais d’Alexandrie qui s’ensuivit avec, pour conséquence, la mainmise britannique sur l’Égypte. Des journaux en français furent créés par des Français, mais aussi par des Égyptiens, par des Syro-Libanais (10), par des Grecs (11), par des Arméniens (12). Même les Anglais sont contraints de s’y mettre : dans les années 1880, l’Egyptian Gazette, journal qui véhiculait le point de vue de l’agence britannique menée d’une main de fer par l’impérieux Lord Cromer, imprimait une édition en français en vue d’accroître son faible lectorat. Ce recours à la langue française ne reflète pas l’importance des communautés, loin s’en faut : en 1897 eut lieu un des premiers recensements fiables (13). Il en ressort que trois fois plus de Grecs vivent à Alexandrie que de Français et deux fois plus d’Italiens que de Français. Même les Anglais dépassent de loin la colonie française : sur une population totale de 319.766 Alexandrins, on compte seulement 5.221 Français, contre 8.301 Anglais, 11.743 Italiens et 15.182 Grecs, les 273.647 Égyptiens formant l’écrasante majorité de la cité (14) , les Juifs et les Syro-Libanais se répartissant entre sujets égyptiens et différentes nationalités étrangères. 3 - Les chiffres de la Presse francophone d’Égypte Afin de juger de l’importance de la presse francophone en Égypte, il conviendrait de mettre en face les titres des publications dans les autres langues et de disposer des données sur leur durée de vie et sur l’importance de leur tirage. Le nombre de titres Sur ces 209 ans de Presse francophone d’Égypte, de combien de journaux et revues francophones parle-t-on ? Comme le montre le tableau n°I, nous avons pu dresser une liste provisoire de 201 titres francophones en Egypte depuis l’importation de la première presse. Ce même tableau, recense 41 périodiques entre 1827 et 1882 ; 66 entre 1882 et 1917 ; 67 entre 1918 et 1941 ; 25 depuis 1945. On assiste donc à une montée progressive jusqu’à l’acmé des années 1870 à 1930. Comme le rappelle Lucile Arnoux-Farnoux, « pour l’année 1937, Robert Solé cite le chiffre de 200 périodiques en langue arabe et 65 en langue étrangère au Caire, dont 45 en français ; à Alexandrie, il est question de 20 titres français sur 31 titres étrangers. Il y aurait donc plus de 300 périodiques en tout, rédigés dans une dizaine de langues, dont 65 en français » (15) . Les années qui suivent la Seconde guerre mondiale sont moins fécondes et surtout l’élan est freiné par la Révolution de 1952, même si les rares titres qui survivent ont su garder un lectorat fidèle. Sur les tirages des journaux, il existe peu d’informations disponibles. Jean-Jacques Luthi indique qu’au moment de sa disparition en 1895, Le Bosphore égyptien tirait à plus de 500 exemplaires, « ce qui était remarquable à l’époque » et semblait en faire une affaire profitable (16). Quant à Alexander Kitroeff, il fait état de quelques chiffres fournis par le Bureau de Presse Égyptien pour la presse hellénophone en 1929 (17). Les tirages sont hauts, avec deux quotidiens, le Kairon et le Tachydromos qui tirent à 10.000 exemplaires. Ces tirages sont d’autant plus importants qu’ils devaient être lus rarement en dehors du milieu hellénique orthodoxe. C’est certainement l’un des points qu’il faudra travailler, si l’on veut juger de l’importance relative de cette presse étrangère, comparer les usages intra et extracommunautaires et pouvoir estimer quelle presse était lue par plusieurs communautés, y compris par les Égyptiens. Notons au passage les chiffres donnés par Gilles Kraemer pour les journaux francophones encore en vie (18) : Comme le souligne Jean-Jacques Luthi, « l’on pourrait composer une anthologie très convenable avec ce qui a été publié de meilleur dans ces revues ». Mais, ajoute-t-il, elles sont « perdues en grande partie, parce que mal conservées » : en effet, le dépôt légal n’existe en Égypte que depuis 1945 et, en conséquence, les collections antérieures à cette date sont fort difficiles à trouver et à consulter. Et lorsque les collections existent, il est malheureusement triste de voir dans quel état elles se trouvent. Il suffit de visiter le dernier étage de la Bibliothèque municipale d’Alexandrie pour se persuader de l’importance des dégâts : le plafond de la salle des périodiques est fissuré et les pluies d’hiver sont en train de détruire des collections soigneusement reliées par des générations de conservateurs. Il s’agit donc d’un véritable travail d’urgence, voire de sauvetage (19). 5 - Les journaux, fabrique de mémoire Que nous apporte l’étude de cette presse francophone ? Les intérêts sont divers, outre l’histoire d’un certain journalisme, depuis l’histoire des communautés et leur analyse de leur situation par rapport au reste de l’Égypte ; le français est langue de culture, mais aussi celle des affaires et souvent celle de la politique. D’une façon qui pourrait paraître paradoxale, c’est aussi largement par la lecture de cette presse francophone que l’on peut mesurer la montée du nationalisme égyptien, les journaux en arabe étant souvent soumis à une censure plus tatillonne : ainsi avec la revue Le Réveil égyptien ou La Réforme (fig. 6), qui paraît de 1876 jusqu’au début des années nassériennes. Ces quotidiens francophones peuvent servir de fil conducteur pour l’histoire politique et les comportements sociaux. Il faut suivre le renouveau de l’étude sur la presse étrangère dans les pays occupés comme la Tunisie : on peut prendre exemple sur Fayçal el-Ghoul qui utilise les journaux francophones de Tunisie des années 1920-1930 pour analyser les images que les Français se donnaient d’eux-mêmes et des autres communautés qu’ils côtoyaient et de l’Autre, i.e. les Tunisiens (20).
C’est le rôle des éphémérides que de conserver les événements ponctuels qui ne sont repris nulle part ailleurs. Malgré son nom, le journal n’est pas éphémère : c’est un lieu de fabrication quotidienne de mémoire. Et c’est en cela qu’ils intéressent aussi la communauté des archéologues dont je fais partie. Je prendrai un seul exemple : les découvertes du pionnier de l’archéologie sous-marine égyptienne, Kamal Abou el-Saadat, ne sont mentionnées dans aucun périodique scientifique. Pour retrouver ses travaux, menés à Alexandrie au début des années 1960, il faut lire les journaux de l’époque, seuls documents à avoir gardé trace de son activité, notamment sur le site du Phare d’Alexandrie, sur lequel il avait été le premier à plonger, là-même où notre équipe du CNRS allait être appelée à entamer une fouille, plus de trente ans après lui. 6 - La numérisation de la Presse francophone d’Égypte Pour tenter de réparer cette perte documentaire, nous avons entrepris une numérisation de la presse francophone d’Egypte. Avec le soutien de la Région PACA, notamment son département de coopération décentralisée et avec le CICL, le Centre Internationnal de Conservation du livre installé à Arles et dirigé par Stéphane Ipert (24), nous avons profité des progrès techniques pour commencer cette œuvre cumulative : mettre à la disposition de la communauté des chercheurs les journaux, revues, périodiques francophones publiés sur le sol égyptien, depuis le Courrier et la Décade égyptienne publiés par Bonaparte entre 1798 et 1801 jusqu’à la Réforme illustrée des années 1950.. Déjà plus d’une dizaine de milliers de pages sont disponibles, non pas en mode image, mais en mode de texte intégral, Le travail de numérisation est l’occasion de procéder à un dépouillement systématique de la Presse francophone d’Égypte, avec une indexation des articles et des thèmes traités et son Océrisation, la reconnaissance de caractères, qui permet l’interrogation sur tous les termes. Le résultat en est une version enrichie par rapport à l’original et l’intérêt que montrent les premiers utilisateurs pour cette entreprise nous encourage à poursuivre cet effort, avec un projet de récolement des collections qui ont survécu aussi bien en France qu’en Égypte.
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mise en ligne : avril 2009 |
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